Urgesat ! Zététique
21.12.03
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De la nature humaine (version 2.0)
Pour Sabato qui me semble très inquiet.
Je me pose la question suivante : quels sont les rapports possibles entre les idées politiques libérales ou libertariennes et la science moderne, en particulier la biologie ?
Comment articuler et relier les idées de Droit naturel, de nature humaine, de liberté avec le paradigme dominant les sciences cognitives modernes à savoir la théorie de l’Evolution par la sélection naturelle ?
...et est-ce possible ?
1 : Nature humaine et sciences cognitives :
Depuis les années 20, le discours dominant a nié l’existence d’une nature humaine. L’être humain est malléable, l’enfant est une cire vierge, l’environnement et la société nous déterminent intégralement. Cette conception est issue des sciences humaines (cf. Margaret Mead par exemple) et a des liens évidents avec le marxisme.
Une des conséquences logiques de cette idéologie, c’est que l’on insiste fortement sur les grandes différences entre les êtres humains et entre les sociétés humaines. Un exemple
précis : les ethnologues passeront leur temps à s’extasier et à répertorier les différentes croyances religieuses existant dans le monde mais cette activité de catalogage sera impuissante à expliquer pourquoi les gens croient et pourquoi les croyances sont ce qu’elles sont.
Une autre conséquence logique est que l’homme peut être changé par l’éducation et la volonté de créer un « homme nouveau » sera au coeur des projets étatistes totalitaires du 20è siècle.
Avec l’essor des sciences cognitives, les choses changent. D’un côté, certains travaux très respectés sont relativisés voire contestés (Margaret Mead encore, Benjamin Lee Whorf et la prétendue perception différente du temps chez les Hopis, la légende des Esquimaux possédant quatre cents mots différents pour la neige, et même, à un autre niveau, Castaneda dont on démontrera que les oeuvres sont pure fiction et Elisabeth Badinter dont la tentative pour démontrer que l’instinct maternel n’existe pas chez l’être humain fait sourire aujourd’hui).
D’autre part, de nouvelles méthodes d’observation et de recherche vont mener à de nouvelles découvertes. Pour résumer, ce programme de recherche est basé sur l’idée que le cerveau humain est le résultat de l’évolution et de la sélection naturelle. C’est Simpson me semble-t-il qui a affirmé que rien n’a de sens en biologie sauf à la lumière de l’évolution.
Une des découvertes les plus intéressantes des neurosciences est qu’il existe une nature humaine dont deux des manifestations essentielles sont le langage et l’existence d’une « méta-culture » universelle.
D. E. Brown a recherché dans la littérature ethnographique des attitudes, des comportements, des « schèmes » que l’on retrouve dans toutes les cultures humaines.
En voici quelques extraits :
- valorisation de la cohérence, ragots, mensonge, tromperie, humour verbal, insultes marquées d’humour, art du récit, art du conte, poésie avec répétitions d’éléments linguistiques et pauses séparant la deuxième et la troisième ligne ;
- mots pour les jours, les mois, les saisons, les années, le passé, le présent, le futur, les tendances comportementales, la flore, la faune, les noms propres, la possession ;
- reconnaissance des expressions du visage pour le bonheur, la tristesse, la colère, la peur, la surprise, le dégoût et le mépris, pleurs, flirt discret avec les yeux ;
- vie dans des groupes qui prétendent à un territoire et ont le sentiment de constituer un peuple distinct ; distinction entre parents proches et lointains, avec préférence pour les proches ;
- parure du corps et soins de la chevelure , hygiène, danse, musique, jeu (y compris jeux de combat) ;
- inceste évitée entre mère et fils, grand intérêt pour la sexualité ;
- peur des serpents ;
- certain degré d’inégalité économique, répartition du travail selon l’âge et le sexe, soins des enfants davantage assumés par les femmes, agression et violence émanant davantage des hommes ;
- échange de travaux, de biens et de services, réciprocité, cadeaux ;
- drogues, aussi bien médicinales que récréatives ;
- lois, droits et obligations, avec des lois contre la violence, le viol et le meurtre ;
- punition, conflit (qui est déploré) ;
- propriété, transmission de la propriété par héritage ;
- sens du bien et du mal, jalousie ;
- tabous alimentaires, croyances surnaturelles, magie pour maintenir et prolonger la vie, explications de la maladie et de la mort, deuil pour les morts, rêves, interprétation des rêves ;
- etc.
« Il est évident que ce n’est pas là une liste des instincts ou des tendances psychologiques innées ; c’est une liste d’interactions complexes entre une nature humaine universelle et les conditions de vie dans un corps humain sur la planète. »
S. Pinker (op. cit. page 416)
(Quant à la sociobiologie, c’est une des sources des sciences cognitives par son affirmation de l’origine animale de l’homme et par les liens qu’elle démontre entre comportement et biologie. Il faut savoir que la sociobiologie a obtenu des résultats impressionnants.)
2 : Murray Rothbard et la nature humaine :
De son côté, Murray Rothbard dans « L’éthique de la liberté », veut fonder une théorie de la liberté et son raisonnement est le suivant :
1 : le Droit naturel est l’ensemble du Droit ou des lois que l’on peut (re)découvrir en observant la nature humaine ou en utilisant la Raison. Ces lois sont universelles et seraient le Droit gouvernant les hommes vivant dans l’état de nature.
Ce Droit naturel est le droit de propriété sur sa propre personne et sur les fruits de son propre travail. Ces droits de propriété sont inaliénables.
2 : la nature humaine peut être soumise à la réflexion et à l’observation.
Ce qui est conforme à la nature humaine est ce qui est bon pour l’homme, ce qui lui permet le mieux de se réaliser, d’être heureux et de vivre en paix. Il existe donc une morale objective et accessible à la raison. Toute société humaine peut être donc jugée en fonction de sa conformité ou non à cette nature humaine.
Le problème de ce raisonnement est que le Droit naturel n’a probablement jamais réellement gouverné les hommes vivant dans « l’état de nature ». On a du mal en effet à imaginer nos ancêtres néolithiques vivant dans une société libertarienne. Le Droit naturel est donc une abstraction et un objectif pour l’avenir plutôt qu’une réalité du passé.
3 : Synthèse (essai de ) :
Tout d’abord, une première constatation : la réhabilitation du concept de « nature humaine » aussi bien dans le libéralisme que dans les sciences cognitives. Et c’est une bonne nouvelle. Nous pouvons comprendre pourquoi les systèmes totalitaires sont voués à l’échec et pourquoi « l’homme nouveau » ne sera jamais qu’un mythe.
Toute philosophie politique doit partir de la réalité de l’homme et non d’un homme idéal mythique qui n’existe et n’existera jamais. C’est un argument fort contre les idéologies politiques comme le socialisme, le communisme, le fascisme mais aussi l’anarchisme collectiviste. Nous pouvons expliquer pourquoi ces idées mènent inévitablement à la catastrophe.
A un niveau peut-être plus modeste, il me semble que l’on peut aussi comprendre pourquoi les vastes bureaucraties qui nous environnent sont inhumaines et conduisent à la folie. L’être humain n’est pas fait pour n’être qu’un numéro traité de façon anonyme parmi d’autres numéros.
Une des grandes forces du libertarianisme est donc qu’il propose de concilier d’une part l’homme tel qu’il est et d’autre part une organisation politique qui permette la « poursuite du bonheur » individuel sans nuire à autrui.
Les notions de propriété, d’héritage, d’échanges, de procédures visant à régler les conflits sont présents dans toutes les cultures humaines et c’est sur ces comportements universels que l’on peut s’appuyer pour promouvoir la liberté.
Donc, si l’on admet que le Droit naturel est un objectif à atteindre (« Le libéralisme n’est pas, il doit être » dit Sabato) il n’y a pas de contradiction entre l’approche abstraite de Murray Rothbard et les découvertes des sciences cognitives (2).
4 : Le cas particulier de la morale :
Nous ne vivons plus dans des sociétés où la métaphysique religieuse est seule garante de l’existence d’une morale et d’une éthique. Dans nos pays les croyances religieuses sont très diverses et les gens ont tendance à se fabriquer un système de croyances individuel dont les éléments sont choisis « à la carte » quand ils ne sont pas carrément non-croyant (voir ici aussi la note 2). Cette situation n’est pas prête de changer et le « pluralisme métaphysique » est désormais la règle.
Les croyances religieuses par ailleurs deviennent elles-mêmes objet d’un savoir scientifique et cela non plus ne disparaîtra pas. On peut s’attendre à des progrès important dans les décennies qui viennent en ce qui concerne la question de savoir pourquoi les gens croient et pourquoi ils croient certaines choses plutôt que d’autres. (3)
Il me paraît clair que ce pluralisme métaphysique ne signifie pas du tout la fin de toute morale. Les systèmes qui ont tenté de « tuer » la morale comme la psychanalyse ou le marxisme sont eux-mêmes aujourd’hui réduits à l’état de superstitions et leur validité scientifique est nulle. Ce qui ne veut pas dire malheureusement qu’ils ne vont pas continuer à sévir dans certains secteurs de la société.
La « méta-culture universelle » intègre la morale en son sein. Toutes les civilisations se posent ou se sont posées les questions morales et éthiques. Les questions morales ou métaphysiques sont naturelles chez l’homme et tout comme pour les questions religieuses, les réponses varient dans des limites relativement précises.
Les découvertes scientifiques n’ont pas pour résultat l’oppression ou l’aliénation de l’homme, au contraire elles sont toujours libératrices. Le progrès scientifique ne menace pas notre libre-arbitre et là-aussi, les systèmes qui ont tenté de détruire ce concept (la psychanalyse et le marxisme encore une fois) sont disqualifiés aujourd’hui.
La véritable liberté ne peut se construire que sur le savoir et la connaissance et non sur des réactions émotionnelles dues à une incompréhension de ce qu’est la science moderne.
Sylvain
(1) : Ce travail est cité dans « L’instinct du langage » de Steven Pinker (éd. Odile Jacob, 1999), ch.13, « La structure de l’esprit ».
(2) : Cela n’allait pas de soi car d’autres auteurs comme Ayn Rand ont des conceptions contradictoires avec la science moderne, ce qui nuit beaucoup à leur pertinence - voir « Non-croyance et liberté » de Martin Masse ici.
(3) : cf. « Et l’homme créa les dieux » de Pascal Boyer (Laffont, 2001 et rééd. Folio).
Citation :
« Bien que le libéral ne tienne pas tout changement pour un progrès, il considère le progrès des connaissances comme un objectif essentiel de l’effort humain, et en attend la résolution graduelle des difficultés et des problèmes qu’on peut élucider. Sans préférer le nouveau simplement parce qu’il est nouveau, le libéral sait que cela fait partie de l’essence de l’action humaine de produire toujours du neuf ; et il est prêt à s’accommoder d’une connaissance nouvelle, qu’il en approuve ou non les effets immédiats.
Je trouve personnellement que le trait le plus critiquable de l’attitude conservatrice réside dans sa propension à rejeter une connaissance nouvelle bien établie pour le motif que certaines conséquences qui semblent pouvoir en découler lui déplaisent - ou, pour parler net, dans son obscurantisme.
(...)
Ainsi, je n’ai que peu de patience envers ceux qui repoussent, par exemple, la théorie de l’évolution ou ce qu’on appelle les explications « mécanistes » des phénomènes de la vie, simplement en raison de certaines déductions morales qui semblent de prime abord devoir en découler ; et j’en ai encore moins vis-à-vis de ceux qui tiennent pour irrévérencieux et impie le fait de se poser certaines questions.
(...)
S’il arrivait que nos opinions morales se révèlent dépendantes d’hypothèses factuelles inexactes, on pourrait difficilement qualifier de morale la volonté de les défendre en niant l’évidence. »
Friedrich Hayek : « Pourquoi je ne suis pas un conservateur » disponible ici.
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